Invisible, secrète ou imperceptible, …
Dérangeante, bouleversante, marque inoubliable d’un passé qui se rappelle, qui se superpose au présent.
Quand la peau se marque et garde la mémoire, à l’oeil nu, des blessures et des maladies du corps et de l’âme.
Quand la vie s’est faite accident et qu’il reste ce petit quelque chose qui écrit dans la peau ce qui s’est marqué…
Comment apprivoise-t-‘on ces tatouages qui se sont imposés malgré soi ? En quoi gardent-ils la mémoire affective de ce qui est souvent arrivé par effraction ?
Où est la cicatrice ? Est-elle dans le rapport à sa propre image ou dans le regard des autres ?
C’est munie de ces questions que j’approche chacune de ces femmes qui ont accepté de se mettre quasi à nu, dans un mouvement pudique et victorieux. La faille à la fois devient le moteur d’une parole qui dévoile la fragilité, la douleur à travers la réminiscence de ce passé-présent mais aussi se veut transmettre à d’autres un certain héritage,… Je les laisse se parler, plonger dans une sorte de dialogue avec elle-même dans ce qui a été. Parfois, il y a du silence, parfois, il faut se taire. Relancer aussi le fil des pensées par quelques questions.
Comme dans chacune de mes démarches, le texte, le travail d’écriture et l’image se font en étroite complicité. Les photos se prennent dans l’intimité de la chambre à coucher quand le moment s’y prête, quand « elle » se sent prête.
Photos prises au Nikon D600 – 35 mm f2/50 mm f1.8 et 85 mm f1.8



Cécile
Il y a 6 ans, suite à une chute, l’os de mon bras est brisé et déplacé. J’ai été opérée mais mal. Le clou ayant été mal placé, il s’en est suivi 19 mois de souffrances avec des antidouleurs à forte dose. Ces mois ont été terribles et ont profondément changé mon seuil de tolérance non pas à la douleur mais à tout et à des choix de vie et de relations. Alors qu’auparavant, je prenais davantage sur moi, j’ai envoyé péter ceux qui vivaient sur mon dos… tout en devant retourner à 40 ans chez mes parents puisque mon état ne me permettait pas que je vive seule. Une deuxième opération m’a débarrassée de cette douleur mais mes origines africaines ont fait que j’ai fait des chéloïdes. La peau s’était boursouflée à en devenir violette. Ma grand-mère était d’origine de RDC. Elle m’a transmis un héritage dont je me serais bien passé…
Il y a des choses que je n’aime pas dans mon corps mais mon décolleté et mes épaules, j’aime les montrer d’autant que j’apprécie les soirées et les robes.
J’ai fait alors une 1re opération de chirurgie esthétique. Mon médecin m’affirme qu’il y aurait moyen d’aller encore plus loin dans la cicatrisation et que la peau pourrait faire de nouvelles cellules. J’attends que les fonds suivent. Pourtant, je ne voudrais pas qu’elle disparaisse complètement. Malgré ces 19 mois, cette cicatrice est la marque que tout a changé, que je suis moi actuellement sachant dire non et non plus taillable et corvéable à merci.
Je m’aime beaucoup mieux comme je suis maintenant.
Laurence
En 2003, j’ai eu un premier cancer du sein avec de la chimio et mon sein a été sauvé. Il y a 3 ans, un cancer d’un autre type m’oblige à l’ablation de celui-ci .
On ne sait pas tout contrôler, on n’est pas à l’abri du corps qui échappe et je n’avais pas envie que d’ici 3 ans, il faille à nouveau retravailler sur une nouvelle perte. J’avais fait le deuil de celui qui était sain. En mai 2018, à ma demande, on m’enlève l’autre à titre préventif. Je me sens plus légère, ce poids, cette épée de Damoclès en moins.
Certes, à un moment, on voit les cheveux qui sont tombés et puis tout s’oublie, les vêtements cachent. Et puis, le corps nu…
Avant, je voyais le cancer maintenant, je vois la reconstruction et non plus la destruction même s’il reste les cicatrices et encore des opérations à venir notamment pour reconstruire le mamelon.
Quand je me suis réveillée, le pansement faisait barrage… J’ai suggéré au personnel infirmier de mettre un store devant le miroir de la salle de bain. Que l’on ne soit pas obligée de se voir prématurément. Les pleurs, les cris, quand mes pansements ont été ôtés, au moment de la douche. Tu passes ta main et il n’y a plus rien.
Et il y a eu la reconstruction, ma sœur qui prend, à ma demande, des photos de mes seins renconstruits et je trouve cela beau. Maintenant, je sens les volumes mais sans la sensibilité. Pour chacun des deux, les cicatrices sont différentes selon que l’on ait pris la peau du ventre, qu’on ait tiré celle du buste.
A chaque fois, je demande comment cela a été fait. A chaque fois, je photographie mon corps avec les marqueurs, avec ses pansements sans mon visage : ce sont mes seins, mon ventre mais ce n’est pas moi tout en étant mon histoire. Pour tracer celle-ci, pour appréhender la douleur physique de ce qui allait arriver, j’ai pris des photos de moi sans mon visage, dans l’avant, pendant et après. Pour moi mais éventuellement pour d’autres femmes. Il faut dire ce qui arrive et c’était ainsi, une manière de moins angoisser, de m’apprivoiser. Alors le cancer m’a aidée à accepter mon corps. Ce corps que je n’ai pas découvert à travers une grossesse où tu caresses ton ventre car Tomas a été adopté. Toutes ces cicatrices, je les masse, je les nourris devant le miroir.
La féminité, c’est à la fois dans le corps et dans la tête et en premier lieu dans la tête et j’ai pu tout doucement me regarder dans le miroir en m’aimant.
Justine
Je n’ai pas les mots pour extérioriser ce qui s’est passé il y a 4 ans. Je ne parviens pas à expliquer ces contradictions à la fois dans la force de me bouger et l’envie de tout envoyer bouler, de ne pas prendre soin de moi. En juillet 2014, tout bascule : je fais une méningite, un purpura fulminans et une septicémie. J’avais mal, tout était en feu. Le médecin à l’hôpital qui me promet de me sauver et puis, plus rien. On me plonge dans un coma artificiel, mes cicatrices se nécrosent, je passe au service des grands brûlés et il y a les greffes de peau, prises sur un donneur et puis sur moi. La 1re fois que je me suis vue, je n’ai pas eu peur, de la fierté même, comme si j’avais un nouveau vêtement. Et pourtant. J’étais complètement autre. J’avais terminé ma rétho en accord avec moi-même, je me sentais jolie, je n’avais plus d’acné et du jour au lendemain, c’est comme si on avait greffé mon corps sur Frankenstein. Une bête de foire.
Alors oui, je suis contente d’avoir encore mes jambes alors qu’elles auraient pu être amputées. Mais… Parfois, je mets un short. Des autres jours, je n’ose pas me regarder dans la glace. Car c’est au risque d’avoir mal au cœur… En rue, certains sont odieux avec moi. J’ai essayé de considérer mes marques comme des tatouages, comme quelque chose d’original. Cela n’a pas marché. Comme des cicatrices de guerre. Cela n’ a pas marché. Avec de l’humour: un requin m’a attrapée. Cela n’a pas marché non plus et c’est le monstre qui revient. J’adore ma vie mais une part de moi voudrait que cela ne se soit pas passé. Vais-je cacher mes jambes éternellement ? Parfois, je découvre des nouvelles marques…
Je me vois dans les yeux de ma mère, cela lui brise le cœur de me voir marcher. Et cette culpabilité de faire vivre cela à ma famille.J’aimerai tant passer une heure sans y penser. Quand je me réveille, c’est toujours là.
Est-ce que quand j’aurais un enfant, subira-t’il des moqueries à travers moi ? Acceptera-t-il d’avoir une maman différente ? il y a ce déchirement entre ces deux parties de moi, entre ce que j’accepte de montrer et peut-être que cela aiderait les autres et cette fragilité, entre l’image que j’ai de moi et ce que je ressens
J’avais rencontré mon mari juste avant juillet 2014… La question s’est inévitablement posée : oserais-je lui montrer mes jambes ? Il n’a rien dit en les voyant, il ne savait pas trop quoi dire et en même temps, il ne m’a connue que comme cela.
« Tes belles jambes » me dit-il quand il les touche.
Nadège
Pendant des années, j’ai caché ma cicatrice en choisissant mes angles. Parce que j’ai honte de ce qui m’est arrivé et par rapport à mon visage abîmé. Honte qu’on ait voulu me tuer.
En juin 1998, j’ai été balafrée… actuellement, cela aurait été à l’acide. Je prends la décision de me séparer de la personne avec qui je suis, quoi qu’il puisse m’en coûter et malgré un passé de violences. Il me menace de mort malgré mon avocat, malgré une plainte déposée chez le Procureur du roi.
Je me cache, j’en ai assez de me cacher. Il m’attend et m’attrape avec un cutter. Mon visage est coupé en deux. ll me menace encore. « Je vais terminer mon travail » me dit-il. Je prie que Dieu m’aide, d’avoir la force de sortir, de m’en sortir. Je réussis à m’enfuir.A l’hôpital, la chance a fait que j’ai pu bénéficier de la présence d’un chirurgien plastique.
Il y a eu des mois de rééducation pour réapprendre à ouvrir la bouche, à manger sans paille car le muscle de la mâchoire est entamé.
Encore maintenant, il m’arrive que ma mâchoire se bloque et continue à me faire souffrir.
Pendant longtemps, il y a eu la honte. La gêne. On ne raconte pas cela.
Honte de cette bêtise de jeunesse payée jusque dans ma chair, d’avoir été trop loin dans celle-ci. Et je le savais. Peut-être que ce qui arrivé s’inscrit dans mon histoire d’enfant battue où là aussi, tu gardes tout, tu fais croire que tout va bien. Tu donnes le change, tu ne dis pas que tu as peur quand tu rentres chez toi, que tu ne sais pas ce qui va t’arriver.
Il y a une caisse avec tout le dossier, les photos… dans un coin de la maison.
Oser en parler maintenant fait partie de ma thérapie et parce que je me dis que je n’ai plus à avoir honte. Le squelette est dans le placard et je le sors. Je pourrai le dire à mes enfants, affirmer que je peux être fière de moi, que je m’en suis sortie et que je suis sortie de ce cycle de violences, que la tentative de meurtre ne m’a pas tuée. Personne ne me touche le visage… Quand mon fils est né, le 1er contact a été sa main sur ma joue et je me suis laissée faire. Mais aussi mettre les autres femmes en garde. Et ma fille.